Pierre Piccinin, correspondant de guerre malgré lui

Pierre Jassogne
Pierre Piccinin en Libie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)
Pierre Piccinin en Libie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)

Depuis le 28 juillet 2012, le journal Le Soir publie les chroniques en Syrie de Pierre Piccinin, historien et professeur à l’École européenne de Bruxelles. Cet enseignant est devenu les yeux et les oreilles du quotidien francophone à Alep où il couvre le conflit. Il "joue" en quelque sorte les correspondants de guerre dans une série de reportages écrits à la première personne. Des articles dans lesquels le Belge est "embedded" auprès des insurgés de l’ASL (l’Armée Syrienne Libre), et où il n’hésite pas à se mettre en scène pour témoigner sur le terrain de ces "visions brutes d’horreur" comme il l’écrit. Quitte parfois à risquer purement et simplement sa propre vie.

Pierre Piccinin en Syrie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)
Pierre Piccinin en Syrie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)

Un phénomène inédit jusque-là dans la presse belge francophone pour la couverture d’un conflit: faire appel à un non-professionnel, la rédaction du journal francophone n’ayant pas de journaliste sur place. Traditionnellement, on retrouve bien des chroniques ou des cartes blanche de personnalités médiatiques, d’intellectuels ou de simples citoyens sur certains sujets d’actualité. Mais jamais pour des correspondances de guerre sur un terrain aussi complexe et dangereux pour les journalistes que celui du conflit syrien. Un terrain d’autant plus difficile que la révolution syrienne s’est doublée d’une bataille de la communication entre le régime et les insurgés, et que cette guerre a fait de nombreuses victimes dans les rangs des journalistes.

"Ma guerre"

L’écrivain-journaliste français Jonathan Littell avait décrit Piccinin comme un 'crétin' (sic)

Des chroniques comme celles de Pierre Piccinin, certains appellent cela du journalisme citoyen, fort présent sur Internet via les blogs et les sites participatifs, où l’on retrouve des citoyens jouer un rôle actif dans la recherche d’informations. Pour d’autres, il s’agit tout simplement de tourisme de guerre où des citoyens deviennent alors combattants, prêts à prendre les armes et à s’engager militairement. Avec alors de possibles dérives: sensationnalisme, manque d’objectivité et de vérification des faits, etc.

Loin de mettre en cause le travail de Pierre Piccinin, il pose cependant question. Notamment en terme éthique et déontologique, mais aussi sur la pertinence d’une telle démarche journalistique, celle de rendre compte d’un conflit sous forme de reportage, par un non-journaliste.

C’est ma guerre de citoyen du monde, à chaque fois que la justice et la vérité sont contestées et qu’on torture des gens pour les faire taire. C’est ma guerre de chrétien, de témoigner de la souffrance des humbles. C’est enfin ma guerre d’homme, de ne pas rester indifférent à ce qui se passe derrière une frontière, parce que, au-delà de la frontière, ce sont aussi des hommes.

C’est sur ces mots, très forts, que se termine la dernière chronique de Pierre Piccinin, parue sur le site du Soir.be, le 12 août 2012 et intitulée "Mourir à Alep". Cela fait maintenant près d’un mois que Le Soir fait appel à Pierre Piccinin pour rendre compte des derniers événements en Syrie. Dans ses "Chroniques de la révolution syrienne", le professeur d’histoire rend compte comme n’importe quel correspondant de guerre de ce qu’il voit chaque jour sur place auprès des insurgés de l’ASL.

Arrêté et torturé en mai 2012 par les services de sécurité syriens, Pierre Piccinin avait fait alors la une de tous les médias belges et internationaux. L’écrivain-journaliste français Jonathan Littell l'avait décrit comme un "crétin" (sic). Le quotidien Le Monde et l’un de ses journalistes Christophe Ayad, spécialiste du Moyen-Orient, l'avait qualifié d' "idiot utile du régime de Bacchar al-Assad" ainsi que comme un "touriste de guerre"; remettant ainsi en question la crédibilité de l’historien et la fiabilité de ses informations données sur son blog.

Pierre Piccinin en Libie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)
Pierre Piccinin en Libie (Photo Pierre Piccinin, Facebook)

Fiabilité

En cause: les prises de position de Pierre Piccinin au début de la révolte en Syrie. L’historien belge s’insurgeait alors contre le traitement des troubles en Syrie par la presse occidentale. Il l’avait clamé haut et fort. Ce qui n’avait pas déplu au régime de Bacchar al-Assad, qui s'était empressé de traduire certains articles du correspondant belge. Pierre Piccinin:

C’est vrai qu’au départ j’avais une position prudente vis-à-vis du gouvernement de Bacchar al-Assad. Par exemple, quand je suis allé à Homs en décembre 2011, et quand j’ai vu ce qu’il y avait là-bas, je me suis dit que les médias occidentaux exagéraient beaucoup. Mais suite à mon arrestation, puis surtout à l’échec des élections du 7 mai 2012, mon analyse a changé et j’ai constaté que l’ASL au sein de la population ne faisait plus peur et que la révolte en Syrie était une révolte populaire. Beaucoup disent que j’ai retourné ma veste. Pourtant, je ne renie pas ce que j’ai dit précédemment. J’ai simplement suivi la situation telle que je la voyais, et depuis mai [2012] , la Syrie a basculé dans la répression la plus totale.

Pierre Piccinin se dit également agacé et fatigué par le "procès d’intention" qui lui est très souvent fait dans les médias.

Surtout quand certains journalistes disent qu’au début, j’ai défendu le régime, et que maintenant j’ai pris parti pour les rebelles. Est-ce de la frustration de la part des journalistes? Cela dit, je peux comprendre que ma démarche, auto-financée par mes propres moyens, puisse gêner certains journalistes, à la fois ceux qui n’ont pas les moyens de faire du terrain et ceux qui n’en ont pas le courage.

Quant à l’idée d’une chronique régulière dans Le Soir, c’est Baudouin Loos qui en a eu l'idée. Le spécialiste Moyen-Orient du quotidien francophone l'a lui a proposé quand Pierre Piccinin lui a appris qu’il partait en juillet pour Alep.

Je ne suis pas journaliste, et je n’ai pas l’intention de le devenir. L’objectif de mon travail, c’est de rendre compte de ce que je vois. Même s’il est vrai que mes chroniques ne sont pas neutres, que je m’implique dans ce conflit. Je suis engagé vis-à-vis de la rébellion, et je ne le cache pas. Dans ce conflit, j’ai compris qu’il y avait deux camps qui s’affrontaient, dont un est plus juste que l’autre.

Le journaliste combattant

Piccinin n'hésite pas à franchir les lignes rouges, comme quand il demande aux insurgés de lui apprendre à se servir d’une kalachnikov

Reste que par certains aspects, les chroniques de Pierre Piccinin posent question lorsque le chroniqueur du Soir n’hésite pas franchir la "ligne rouge". Notamment quand il viole la Convention de Genève en montant à bord d’une ambulance, accompagné de miliciens de l’ASL armés, comme il l’écrit lui-même dans un de ses chroniques datées du 12 août 2012.

Une autre fois, il n’hésite pas à risquer sa vie comme dans sa chronique du 24 août 2012 où il suit une mission commando auprès des insurgés:

Le péril encouru est si immense: au-delà du bombardement régulier de la zone par l’artillerie et les hélicoptères, ce sont les tirs des snipers embusqués que je redoute le plus. Mais l’occasion de suivre cette katiba dans le combat est inespérée, et je décide de courir le risque.

Ou encore lorsque Pierre Piccinin demande aux insurgés de lui apprendre à se servir d’une kalachnikov pour se défendre:

Avant d’entrer à nouveau en Syrie, j’ai demandé que l’on m’apprenne à utiliser correctement une Kalachnikov, la seule arme à disposition des rebelles. Si nous rencontrions un problème… Je ne veux en effet en aucun cas retomber dans les griffes des services secrets.

Autant d’éléments qui pourraient rapprocher les chroniques de Pierre Piccinin d’un journalisme combattant.

Une opération “spectaculaire”

Philippe Regnier: 'C’est notre rôle en tant que média d’apporter de l’information par tous les moyens possibles, même par quelqu’un qui n’est pas journaliste'

Du côté du Soir, comment s’est préparée cette collaboration? Philippe Regnier, responsable du service international du journal, admet que cette opération est la plus "spectaculaire" jamais réalisée par le journal francophone ces derniers temps. Il relativise toutefois:

On ne revendique pas ce côté-là, mais il faut admettre que quand on lit les textes de Pierre Piccinin, sans se préoccuper de polémiques extérieures, c’est quand même très impressionnant dans sa façon de mettre en scène les événements. C’est percutant aussi dans les sentiments qu’il évoque face à telle ou telle situation. Cela en dit long sur la violence sur place. C’est vrai qu’à certains moments, il se met réellement en danger, justement par cette sorte de mise en scène, c’est une évidence. Tout ce que l’on peut faire de notre côté, c’est de lui dire de mesurer toutes les conséquences, après c’est à lui de voir, c’est un adulte.

En ce qui concerne la vérification des informations données dans les chroniques de Pierre Piccinin, comment la rédaction du Soir a-t-elle procédé?

Pour la vérification, on a lu ses chroniques, et rien n’a été contredit par d’autres sources. Au contraire: beaucoup de détails présents dans les textes de Pierre Piccinin ont été confirmés par la suite. Cela ne veut pas dire qu’on doit être d’accord avec tout ce qu’il écrit, on sait qu’à ce niveau-là, Pierre Piccinin n’est pas neutre, et ne cherche pas à l’être. Mais cela peut éclairer nos lecteurs sur un conflit qui se jouait il y a quelques mois encore à huis clos. C’est notre rôle en tant que média d’apporter de l’information par tous les moyens possibles, même par quelqu’un qui n’est pas journaliste. C’est un complément qu’on propose, à côté de des analyses faites par nos journalistes à Bruxelles.

Philippe Regnier ajoute encore que ce type de démarche doit rester exceptionnelle:

C’est vrai que cette formule d’un non-journaliste qui fait du reportage et qui sert en quelque sorte de correspondant de guerre, c’est très différent de ce qu’on fait habituellement. C’est très hybride comme formule journalistique, et il est possible que certains lecteurs n’auront pas fait de distinction entre le travail d’un journaliste et celui de Pierre Piccinin. Mais pour nous, c’était très clair.

Pierre Piccinin au Liban (Photo Pierre Piccinin, Facebook)
Pierre Piccinin au Liban (Photo Pierre Piccinin, Facebook)

“Un monsieur qu’on connaît pour sa conversion”

Pour Baudouin Loos, spécialiste du Moyen-Orient au Soir et à l’initiative du projet, il assume totalement la publication des chroniques de l’historien:

C'est un monsieur qu’on connaît pour sa conversion. Quand Pierre Piccinin m’a dit qu’il allait à Alep, j’en ai parlé à ma hiérarchie et elle était intéressée par une publication, sans trop savoir si on allait tout publier. Au final, on a tout publié car c’était très intéressant.

Le journaliste avoue quand même que certains de ses collègues du Soir lui ont reproché de donner une tribune aussi importante à Pierre Piccinin à cause de ses prises de position passées. Il ajoute: "Sur la Syrie, je considère que Pierre Piccinin a fait amende honorable."

Baudouin Loos ne tarit pas d’éloge sur l’historien. Il a une "confiance absolue" en ce qu'il raconte dans ses textes, même s’il admet que les analyses politiques de l’historien sont parfois naïves:

On assume sa crédibilité nouvelle, quitte à se tromper plus tard. Puis, il faut l’admettre : il va là où on n’est pas. Moi, je n’irais pas en Syrie, et ce serait con de se dire: il n’est pas journaliste, donc on ne publie pas. En plus, ce qu’il fait, c’est un véritable travail journalistique.

On l’a dit, le travail de Pierre Piccinin appartient à ce qu’on appelle habituellement du journalisme citoyen. Une démarche qui se voit de plus en plus, comme l’explique Benoît Grevisse, professeur de journalisme à l’UCL:

C’est clairement une des évolutions de ces dernières années, notamment avec le développement des nouvelles technologies. On assiste à la contestation du monopole journalistique que ce soit au niveau du commentaire, de l’analyse, de l’observation et la recherche de l’information. Mais le cas Piccinin est intéressant: c’est quelqu’un qui n’est pas journaliste, et qui vient faire spécifiquement le boulot des journalistes en allant sur le terrain. Souvent dans ce type de démarche, on retrouve les mêmes caractéristiques: écriture en "je", mise en scène avec une certaine valorisation de soi-même, engagement pour une cause, une idéologie. Cela pose toutefois la question de la validité du témoin qui parle en son nom, et pas au nom d’une éthique et d’une déontologie. Puis surtout, cela donne l’idée que pour une rédaction toutes les formules sont bonnes à prendre.

A côté de cela, cette démarche reflète ce que Benoît Grevisse appelle une "démission des journalistes":

On peut se demander pourquoi les journalistes n’y vont pas eux-mêmes, en connaissance de cause, en connaissant les usages. Cela remet en cause leur responsabilité.

Quant à la stratégie du journal Le Soir, c’est une prise de risque selon le professeur:

S’il y a un incident ou si une information est erronée, la responsabilité et la crédibilité d’un journal de référence comme Le Soir risquent d’être compromise et remise en cause à leur tour.

“Une opération marketing”

J-J Jespers: 'Si maintenant, on va chercher des non-journalistes pour faire le travail des journalistes, c’est assez inquiétant pour l’avenir de la presse'

De son côté, Jean-Jacques Jespers, lui aussi professeur de journalisme (ULB), voit dans la publication des chroniques de Pierre Piccinin dans Le Soir, avant un problème social, lié à la réalité économique des médias belges:

Si maintenant, on va chercher des non-journalistes pour faire le travail des journalistes, c’est assez inquiétant pour l’avenir de la presse. Si j’étais journaliste au Soir, je me demanderais si cela est normal qu’on publie les correspondances de guerre de quelqu’un qui n’est dans la rédaction. Puis, il y a sans conteste un aspect économique qui joue là-dedans: envoyer un journaliste dans une zone comme la Syrie coûte énormément d’argent, et on n’a pas les moyens de le faire. Alors si quelqu’un d’un peu connu comme Pierre Piccinin le propose, une rédaction n’hésite pas.

L’ancien journaliste voit ainsi dans la publication de ces chroniques une "opération de marketing rédactionnel":

Ce qui a décidé Le Soir, c’est que le nom de Pierre Piccinin n’était pas totalement inconnu du public. Il a fait parler de lui dans les médias, il a défrayé la chronique, notamment au moment de son arrestation en Syrie, et ses différentes prises de position au sujet de ce conflit ont sans doute fait beaucoup pour que le journal s’intéresse au personnage.

D’ailleurs, quelques jours après l’avoir contacté, Pierre Piccinin est reparti en Syrie, et Le Soir a continué de publier sur son site Internet de nouvelles chroniques de l’historien belge. Sale temps pour les correspondants de guerre.

LEES OOK
Sylvain Malcorps / 30-12-2013

Apache en français baisse le rideau et vous dit "Au revoir"

Nous devons vous annoncer l'arrêt momentané notre projet journalistique belge et bilingue. Pourquoi, pour quelles raisons et qu'est-ce que cela signifie pour la plate-forme…
Un rideau métallique dans la nuit (Photo: Matt@Pek/ Avril 2010/ Flickr-CC)
Coline Leclercq / 09-12-2013

Questions d'embauche: "Fumeur, vous savez que vous ne sentez jamais frais?"

Demandeuse d'emploi, Sandrine convoitait un poste d’assistante administrative lorsqu’on lui a demandé de répondre à un questionnaire d'embauche bien étrange: le document faisait…
"Embauchez-moi" (Photo: Laurence Vagner/ Janvier 2010/ Flickr-CC)
Damien Spleeters / 05-12-2013

Sur le web ou le papier: comment faire pour qu'une histoire fonctionne?

"Quelques lecteurs m'ont indiqué être restés sur leur faim après avoir lu ma colonne sur le cours d'écriture narrative de Michael Shapiro. Comme le but de l'exercice n'est pas…
you