Ils bossent 1,25€/h pour des entreprises privées, le tabou belge du travail en prison

Pierre Jassogne
Un gant de travail sur le sol (Photo: John Perivolaris/ Décembre 2005/ Flickr-CC)
Un gant de travail sur le sol (Photo: John Perivolaris/ Décembre 2005/ Flickr-CC)

 

L'ombre de barreaux sur le sol, Barcelone (Photo: greddo/ Mai 2009/ Flickr-CC)
L'ombre de barreaux sur le sol, Barcelone (Photo: greddo/ Mai 2009/ Flickr-CC)

Du côté de l'administration pénitentiaire, son porte-parole Laurent Sempot admet qu'il y a à l'heure actuelle une "controverse" sur la nature du travail en prison. Pour la trancher et éviter le cas français, une révision de la loi de principe de 2005 sur le statut juridique des détenus est en cours afin de stipuler la non-reconnaissance d'un contrat de travail pour les détenus:

Le cadre légal est trop flou. Certains juristes affirment que le droit du travail peut s'appliquer au régime des détenus et qu'il y a donc une relation contractuelle entre le détenu et l'administration pénitentiaire. Ce que nous contestons formellement.

Cas similaire

Pourtant, un précédent existe en Belgique, similaire au cas français. En 2004, bien avant la mise en application de la loi de principe de 2005, Michel, un détenu de la prison de Merksplas, assignait l’État belge devant le Tribunal du travail de Nivelles, suite à un accident alors qu'il manipulait dans un atelier de la prison une machine servant à déplier du papier.

Si l'ensemble des frais médicaux ont été alors pris en charge par l’État belge, il n'a reçu aucune indemnisation pour sa perte de capacité de travail. À l'époque, le Tribunal du travail de Nivelles avait reconnu l'accident du détenu comme étant un accident du travail. Un jugement aussitôt contesté par l’État belge et renvoyé en appel en 2007 à Bruxelles où la Cour a stipulé que le droit du travail ne s'appliquait pas en prison.

Juridiquement défendable

En prison, un détenu belge peut espérer une rémunération entre 0,62 € et 1,25 €/heure. Sans protection sociale

Pourtant, chez les juristes comme chez les criminologues, la nature du travail des détenus continue de poser question, même en 2013. Pour Véronique van der Plancke, avocate et vice-présidente de la Ligue des Droits de l'Homme:

Aujourd'hui, un détenu pourrait tenter une action en justice. C'est juridiquement défendable et la loi de 2005 pourrait le permettre. Entre le détenu et l'administration du travail pénitentiaire, il y a effectivement une prestation effectuée, un salaire, un lien de subordination comme entre un travailleur et un employeur.

Le sociologue Salim Megherbi, spécialiste des questions d'éducation et de réinsertion en prison, constate également:

Ce qui est remarquable avec la décision rendue par la justice française, c'est que le contrat de travail n'existe pas dans le code pénitentiaire en France. Et pourtant, cela n'a pas empêché un tribunal de constater l'existence d'un contrat de travail pour une détenue. Pourquoi serait-ce différent en Belgique où la loi de 2005 reconnaît aux détenus le droit de participer au travail disponible en prison?

Du côté de l'administration pénitentiaire, la réponse est claire: si le droit du travail devait s'appliquer en prison, ce serait la fin pure et simple du travail pour les détenus.

Pourtant, cette non-reconnaissance de l'existence d'un contrat de travail fait qu'actuellement, les détenus ne bénéficient d'aucune protection sociale, d'aucune indemnité en cas d'accident ou qu'ils ne cotisent pas pour leur pension.

De 0,62 à 1,25 € l'heure

Les entreprises elles-mêmes sont gênées des tarifs pratiqués en prison et des conditions de travail

Quant au travail en lui-même, il est réparti en différentes formes: le travail domestique pour servir les repas ou effectuer le ménage; le travail pour la régie pénitentiaire pour la construction de mobilier ou la confection de barreaux; le travail pour des entrepreneurs privés.

Au niveau des rémunérations, le tarif horaire des détenus varie en fonction du travail effectué et de la qualification exigée. Cela va de 0,62 € jusqu'à 1,25 €/heure. Quand un détenu travaille pour un entrepreneur privé, il est payé à la pièce et peut gagner plus d'argent. Salim Megherbi:

Le salaire mensuel d'un détenu tourne autour de 100 à 350 € par mois, ce qui serait pour n'importe quel citoyen belge considéré comme une très faible rémunération. Au fond, le travail en prison est comparable à celui qu'on faisait il y a deux siècles: pas de protection sociale, des rémunérations en-dessous de tout. Et ce travail à faible coût attire de nombreuses entreprises privées, notamment des boîtes qui ont pignon sur rue: ça va du pliage de cartes routières au conditionnement de produits qu'on va retrouver dans les supermarchés. Pour ces entrepreneurs, les détenus constituent une main d’œuvre suffisamment importante, directement disponible en Belgique, même si cela reste un peu plus cher qu'en Inde ou en Chine.

Un gant de travail sur le sol (Photo: John Perivolaris/ Décembre 2005/ Flickr-CC)
Un gant de travail sur le sol (Photo: John Perivolaris/ Décembre 2005/ Flickr-CC)

Au sujet de ces entreprises, Véronique van der Plancke ajoute que:

Cela reste un sujet tout à fait tabou en Belgique. D'un côté, l'administration pénitentiaire veut rester discrète, mais les entreprises ne souhaitent pas qu'il y ait de divulgation de leur collaboration avec les prisons. D'un côté, ce serait peu vendable auprès de l'opinion publique de dire que tel ou tel produit a été conditionné en prison. Mais surtout, les entreprises elles-mêmes sont gênées des tarifs pratiqués en prison et des conditions de travail. Sans compter que cela crée aussi des délocalisations sur place vu les rémunérations des détenus

Des détenus au travail, cela rapporte

La mise au travail des détenus a rapporté 3 millions d'euros en 2006 à l'administration pénitentiaire

Cette mise au travail des détenus rapporte des bénéfices non négligeables à l'administration pénitentiaire. Les profits réalisés se sont élevés à près de 3 millions d'euros en 2006, à plus de 2 millions en 2007 et à 1,8 million d'euros en 2008. Depuis 2009, la régie du travail pénitentiaire s'efforce de faire en sorte que le travail engrange plus de résultats et ait davantage une "approche client". Ce qui irait de pair, selon la régie, avec une amélioration du régime des détenus.

Plus concrètement, de ces bénéfices tirés du travail des détenus, 60 % reviennent aux détenus pour le paiement des gratifications et la constitution d'une caisse d'entraide. Les 40 % restant retournent à la régie du travail pénitentiaire pour les coûts d'encadrement des détenus. Laurent Sempot:

Mettre les détenus au travail, cela rapporte. Pas seulement au niveau financier, mais aussi en termes de réinsertion. En travaillant, le détenu peut acquérir de nouvelles compétences ou se former, c'est un coût incalculable. Puis, un détenu qui travaille, c'est un détenu plus calme aussi, ce n'est pas négligeable. On souhaite même augmenter l'offre de travail pour que plus de détenus puissent travailler. Il y a aujourd'hui 11,700 détenus, mais pas 11,700 postes disponibles.

De son côté, Florence Dufaux, criminologue et membre de l’Observatoire international des prisons, constate que le travail en prison est considéré uniquement comme une occupation, mais jamais pensé dans le cadre d'une insertion socio-professionnelle:

Au fond, ce non-droit au travail fait qu'on laisse les détenus dans leur situation, celle de personnes précaires à la base qui travaillaient en noir. Elles sont exploitées en recevant entre 40 à 60 € par semaine et considérées comme une grande main d’œuvre à faible coût, modulable en fonction des besoins des entreprises.

Sans conteste, la question du travail des détenus mérite d'être posée et interrogée, tant dans ses principes que dans ses applications. Reste à voir si l'opinion publique et la démocratie belge sont prêts à ouvrir ou entendre ce débat.

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