Quand l'Etat belge récuse une juge, le nouveau choc des pouvoirs à Bruxelles

Philippe Engels
Un marteau en plastique (Photo: Robert Parviainen/ Décembre 2007/ Flickr-CC)
Un marteau en plastique (Photo: Robert Parviainen/ Décembre 2007/ Flickr-CC)

Sont déjà présents, à 9 heures tapantes, le prince Henry de Croÿ et l’avocat Emmanuel De Wagter, tous deux condamnés en première instance. A l’avocat bruxellois, il est reproché d’avoir rédigé un faux acte authentique. Le conseiller juridique de Croÿ est considéré comme à la fois "la tête pensante du système" et "le bénéficiaire économique".

Pas moins de 44 prévenus avaient été poursuivis pour leur implication dans une fraude de grande ampleur aux sociétés de liquidités. Seuls 5 d’entre eux ont été condamnés par le tribunal correctionnel de Bruxelles, le 12 juin 2012. Pour des faits "fort graves". Où, "dans un but de profit personnel", le juriste de Croÿ, un homme de paille français et un intermédiaire financier irlandais ont mis sur le marché "des produits dont la réalité était altérée, mais qui présentaient un caractère international et un haut degré de sophistication". Le tout via de "multiples sociétés écrans" et avec l’aide de "juristes tout à fait éminents et de renom".

Un marteau en plastique (Photo: Robert Parviainen/ Décembre 2007/ Flickr-CC)
Un marteau en plastique (Photo: Robert Parviainen/ Décembre 2007/ Flickr-CC)

La juge s’avance, le regard noir

L'avocate d’Henry de Croÿ: "C’est un acte de défiance extrêmement grave par rapport à la justice"

Mais, retour au procès en appel. A 9 h 20, très précisément, la juge De Saedeleer entre dans l’arène. Elle a les lèvres pincées. Elle pointe un regard noir vers l’avocate représentant la partie civile, Martine Bourmanne, qui défend les intérêts de l’Etat. Sont aussi présents dans la salle le représentant du parquet général, le magistrat Patrick Carolus, spécialiste des questions fiscales; les avocats pénalistes et ténors du barreau Michelle Hirsch et Adrien Masset, défendant respectivement Henry de Croÿ et Bernard Ouazan.

Ce dernier est l’homme d’affaires franco-algérien que les enquêteurs ont considéré comme un "simple homme de paille", payé 1.000 francs belges (25 euros) pour chaque transaction. Au dernier rang se trouve Karel Anthonissen, le patron de la division gantoise de l’Inspection spéciale des impôts (ISI). Un des patrons du fisc qui connaît le mieux le dossier.

La juge Isabelle De Saedeleer s’avance, prononce ces deux seules phrases, puis elle tourne les talons, manifestement marquée par l’instant:

Je fais l’objet d’une requête en récusation. L’affaire est mise en continuation, le mercredi 5 juin.

Silence soutenu. Chacun s’attendait à ce qu’elle commente la demande. Qu’elle se défende et indique sa volonté de rester à la barre. Ou encore: qu’elle jette le gant. Ce ne sera pas pour tout de suite. La loi donne 48 heures à la juge De Saedeleer pour se déporter. Deux options restent possibles.

  • La juge renonce. Puisqu’il s’agit d’une chambre à trois magistrats, la conduite du procès pourrait alors revenir à un des deux assistants. Le siège serait complété par un nouvel entrant. La question qui se pose est de savoir s’il faudrait dans ce cas tout remettre à plat et recommencer le procès de zéro. Impossible à prédire, à ce stade…
  • Si, en revanche, Isabelle De Saedeleer estime qu’elle est en état de poursuivre, ce sera à la Cour de cassation de trancher le litige. On pourrait dans ce cas imaginer qu’après cet incident, le procès repartirait là où il s’est arrêté. Avec un petit surplus de tension.

L’avocate de l’Etat Martine Bourmanne s’est refusée à tout commentaire. Idem pour le patron de l’ISI Karel Anthonissen. Ils ne veulent ajouter de l’huile sur le feu. Forcément, le magistrat Patrick Carolus, au nom du ministère public, s’en tient à sa nécessaire neutralité. Pour sa part, l’avocate d’Henry de Croÿ, Michelle Hirsch, estime que

Il s’agit d’une attaque injuste contre la cour (d’appel), émanant de l’avocate du ministère des Finances. C’est une affaire qui dure depuis 18 ans. Or, à la veille de l’audience de plaidoirie, prévue ce lundi, l’avocate du ministère des Finances veut donc récuser la présidente de la cour d’appel. C’est un acte de défiance extrêmement grave par rapport à la justice. Je le considère totalement injustifié.

Sévérité à géométrie variable?

Le haut fonctionnaire Karel Anthonissen: "En Belgique, il y a une sévérité à géométrie variable selon les juridictions d’appel"

C’est un incident intervenu la semaine passée qui semble avoir incité l’Etat et son avocate à déposer un acte de récusation. Ceci en vertu d’un article du code criminel traitant de la "suspicion légitime". Il serait reproché à la juge Isabelle De Saedeleer d’avoir empêché l’audition de deux experts sollicités par le parquet général. Il s’agit du patron de la CTIF (la Cellule de traitement des informations financières, un maillon de la lutte fédérale antiblanchiment), le magistrat Jean-Claude Delepière, ainsi que du professeur d’économie Robert Wtterwulghe (UCL). Ceux-ci étaient censés contrebalancer des études produites par la défense et qui cherchaient à démontrer que les fraudes présumées n’étaient que de simples "systèmes de défiscalisation".

Plutôt que d’acter les rapports Delepière/Wtterwulghe et d’envisager un débat contradictoire sur cette défiscalisation via une banque située aux Iles Caïmans (l’Arab Commerce Bank), la juge De Saedeleer a affirmé à l’audience que ce débat ne s’imposait pas. Ceci avant d’avoir pris connaissance des rapports, estimeraient les plaignants. Une attitude donnant l’impression, aux yeux des défenseurs de l’Etat, que la présidente du tribunal préjugeait de l’issue du débat. Une allégorie, semble-t-il: diverses attitudes énumérées dans l’acte de récusation déboucheraient sur des doutes quant à l’impartialité de la juge.

Pour rappel, ce procès de Croÿ et consorts est "le" procès de référence dans ce dossier des "cash companies" (sociétés de liquidités) qui reste considéré comme l’une des plus grandes fraudes de l’histoire récente. En première instance, déjà, le procès avait été émaillé de nombreux incidents. La défense avait notamment tenté de récuser la présidente du tribunal correctionnel de Bruxelles, Annick Baudry.

Pour d’aucuns, il s’agit d’une affaire d’une autre époque, trop ancienne pour être raisonnablement jugée. Pour d’autres, le procès en appel dira si, en Belgique, il est encore possible de juger et de condamner des actes de fraude à grande échelle. Présent hier, le patron de l’ISI Gand a sans doute donné, lors d’un exposé qu’il a tenu la semaine passée auprès de l’IFA (l’International Fiscal Association), une autre justification à la demande de récusation. Le haut fonctionnaire Karel Anthonissen, héraut de la lutte antifraude, y exposait son sentiment qu’ "en Belgique, il y a une sévérité à géométrie variable selon les juridictions d’appel".

Des "discriminations"? Une "répression différente selon les cours d’appel"? Le fonctionnaire Karel Anthonissen appuie des déclarations en ce sens de l’avocat fiscaliste Michel Maus, par ailleurs professeur à la VUB. Pour Anthonissen, Gand et Liège auraient culturellement des attitudes opposées: sévère pour l’une, laxiste pour l’autre. Anvers, Mons et Bruxelles auraient des positions mitigées. La cour d’appel de Bruxelles, trop tiède face à la fraude organisée? Voilà qui promet de colorer la suite des débats, qui prennent ainsi une teneur politique.

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