"Pour sortir de la crise, passons à l'économie de la contribution"

Quentin Noirfalisse
Bernard Stiegler
Bernard Stiegler

A l’époque, leur manifeste décrivait les dangers d’un capitalisme "autodestructeur" et la soumission totale aux "impératifs de l’économie de marché et des retours sur investissements les plus rapides possibles des entreprises". Et notamment, celles actives dans les médias, la culture ou les télécommunications.

Aujourd’hui, l’association comporte plus de 500 membres: économistes, philosophes, informaticiens et toxicologues (car le capitalisme est devenu "addictif" et "pulsionnel") confondus et ne semble pas s’être trompée de sonnette d’alarme. Bernard Stiegler, fondateur d’Ars Industrialis et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou:

Nous faisons partie des gens qui ont soulevé, dès 2006, l’insolvabilité chronique du système financier américain. On nous riait au nez, à l’époque

Découvrez l'interview complète de Bernard Stiegler:

Le problème du capitalisme...

Chez Stiegler, le savoir-vivre, c’est ce qui permet à un homme d'avoir une existence qui n’est pas identique à celle de son voisin

L’homme habite un petit moulin industriel reconverti en maison à Epineuil-le-Fleuriel, au beau milieu de la France paysanne. Entre quelques cris de paons, il vient de nous détailler le malaise qui s’empare de tous les échelons de la société.

Au 20ème siècle, un nouveau modèle s’est substitué au capitalisme industriel et productiviste du 19ème: le consumérisme, qu’on assimile au Fordisme et qui a cimenté l’opposition producteur/consommateur. Le capitalisme productiviste supposait la prolétarisation des ouvriers. Ceux-ci perdaient tout leur savoir-faire qui était transféré aux machines. Avec le consumérisme, ce sont les consommateurs qui perdent leur savoir-vivre, ce qui constitue la deuxième phase de la prolétarisation.

Chez Stiegler, le savoir-vivre, c’est ce qui permet à un homme de pouvoir développer ses propres pratiques sociales, d’avoir un style de vie particulier, une existence qui n’est pas identique à celle de son voisin.

Le problème du capitalisme, c’est qu’il détruit nos existences. Le marketing nous impose nos modes de vie et de pensée. Et cette perte de savoir-faire et de savoir-vivre devient généralisée. Beaucoup d’ingénieurs n’ont plus que des compétences et de moins en moins de connaissances. On peut donc leur faire faire n’importe quoi, c’est très pratique, mais ça peut aussi produire Fukushima. L’exemple ultime de cette prolétarisation totale, c’est Alan Greenspan, l’ancien patron de la Banque fédérale américaine, qui a dit, devant le Congrès américain qu’il ne pouvait pas anticiper la crise financière parce que le système lui avait totalement échappé.

Que la justification de Greenspan soit sincère ou non, il n’en ressort pas moins que le système ultra-libéral qu’il a sans cesse promu a engendré la domination de la spéculation à rendement immédiat sur l’investissement à long terme. Nous assistons, déplore Stiegler, au règne d’une "économie de l’incurie" dont les acteurs sont frappés d’un syndrome de "déresponsabilisation" couplé à une démotivation rampante.

Plusieurs mains s'affairent autour de pièces de Légo (Photo: Pigsaw/ Mars 2008/ Flickr-CC)
Plusieurs mains s'affairent autour de pièces de Légo (Photo: Pigsaw/ Mars 2008/ Flickr-CC)

La force du "libre"

Dans le (logiciel) "libre", l’argent n’est plus le moteur principal. Il cède la place à la motivation et à la passion

Où se situe la solution? Pour Stiegler, l’heure est venue de passer du capitalisme consumériste à un nouveau modèle industriel: l’économie de la contribution. En 1987, le philosophe organise une exposition au Centre Pompidou: "Les mémoires du futur" où il montra que "le 21ème serait une bibliothèque où les individus seraient mis en réseaux, avec de nouvelles compétences données par des appareils alors inaccessibles."

Depuis, Stiegler a chapeauté la réalisation de logiciels et réfléchit le numérique, convaincu qu’il est, en tant que nouvelle forme d’écriture, un vecteur essentiel de la pensée et de la connaissance. Il a observé de près le mouvement du logiciel libre. C’est de là qu’aurait en partie germé l’idée d’une économie de la contribution. Car dans le "libre", l’argent n’est plus le moteur principal. Il cède la place à la motivation et la passion, deux valeurs en chute libre dans le modèle consumériste. La question du sens donné aux projets par leurs participants y occupe une place centrale.

Le logiciel libre est en train de gagner la guerre du logiciel, affirme la Commission européenne. Mais pourquoi ça marche? Parce que c’est un modèle industriel – écrire du code, c’est éminemment industriel – déprolétarisant. Les processus de travail à l’intérieur du libre permettent de reconstituer ce que j’appelle de l’individuation, c’est-à-dire la capacité à se transformer par soi-même, à se remettre en question, à être responsable de ce que l’on fait et à échanger avec les autres. Cela fait longtemps, par exemple, que les hackers s’approprient les objets techniques selon des normes qui ne sont pas celles prescrites par le marketing.

De la même manière, une "infrastructure contributive" se développe, depuis deux décennies, sur un Internet qui "repose entièrement sur la participation de ses utilisateurs". Elle a permis, entre autres, d’accoucher de Wikipédia et de substituer à la dualité consommateur/producteur un ensemble de contributeurs actifs. Ceux-ci créent et échangent leurs savoirs sur le réseau, développant ainsi des "milieux associés" où ils peuvent façonner leurs propres jugements. Pour Stiegler, cette capacité à penser par soi-même propre au modèle contributif, est constitutive d’un meilleur fonctionnement démocratique.

Poison et remède

La sortie de crise pour Stiegler: reproduire de l’investissement, non seulement financier, mais surtout humain

Pas question, toutefois, de tomber dans un angélisme pontifiant. Dans ses textes, il décrit le numérique comme un "pharmakon", terme grec qui désigne à la fois un poison et un remède, “dont il faut prendre soin”. Objectif: "lutter contre un usage de ces réseaux au service d’un hyperconsumérisme plus toxique que jamais", peut-on lire dans le Manifeste d’Ars Industrialis.

Stiegler complète, en face-à-face:

Le numérique peut également aboutir à une société policière. Soit on va vers un développement pareil, soit vers l’économie de la contribution.

D’ores et déjà, des embryons de ce modèle naissent dans d’autres domaines. "Une agriculture contributive existe déjà. L’agriculteur et ses consommateurs deviennent des partenaires, en s’appuyant notamment sur le web". En France, cela se fait au travers des AMAP, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, où les différents acteurs se mettent d’accord sur la quantité et la diversités des denrées à produire. Stiegler poursuit : 

Dans l’univers médical, les patients sont parfois intégrés à la recherche, comme ce qu’a fait le professeur Montagnier avec les malades du SIDA. Nous pensons également qu’il y a des domaines contributifs en énergie, où l’idée serait de produire autant que l’on reçoit, grâce aux réseaux de distribution intelligents, les smart grids. C’est bien sûr totalement contraire aux intérêts des grands groupes.

Une femme choisit d'utiliser différentes couleurs de 'Post it' (Photo: sharmili r/ Février 2011/ Flickr-CC)
Une femme choisit d'utiliser différentes couleurs de 'Post it' (Photo: sharmili r/ Février 2011/ Flickr-CC)

Ainsi, l’idée d’une économie de la contribution implique que des pans entiers de nos sociétés sont à réinventer. Stiegler énumère certains besoins: "Une politique éducative en relation avec le numérique, un nouveau droit du travail, un système politique déprofessionnalisé, un monde de la recherche où professionnels et amateurs sont associés. Nous plaidons beaucoup pour cette figure de l’amateur, qui aime ce qu’il fait et s’y investit complètement."

Reste, finalement, la question de l’argent. La valeur produite par les contributeurs n’est pas toujours monétarisable, mais peut avoir un impact sur l’activité économique. Ainsi, les articles de Wikipédia permettent à Bernard Stiegler d’écrire beaucoup plus vite qu’avant:

La puissance publique doit être en charge d’assurer la solvabilité des contributeurs. Quelqu’un qui a un projet intéressant doit pouvoir recevoir de l’argent. Cela s’inscrit dans le sillage de thèses classiques comme le revenu minimum d’existence, à ceci près que nous pensons que ces budgets doivent être pensés comme des investissements.

Reproduire de l’investissement, non seulement financier, mais surtout humain. Aux yeux de Stiegler, voilà l’enjeu d’une sortie de crise. Et voilà, aussi, pourquoi il appelle à la réunion des hackers, des universités, des chercheurs, des amateurs et des gens de bonne volonté ("il y en a partout") face à un "néolibéralisme devenu l’organisation généralisée du désinvestissement".

Cet article a été initialement publié sur Geek Politics en mai 2011, en Creative Commons, sous le titre: " Bernard Stiegler: «Le temps est venu de passer d’un consumérisme toxique à une économie de la contribution»". Merci à son auteur Quentin Noirfalisse de nous avoir permis de le publier sur Apache, nous poursuivons ainsi la démarche entreprise après la diffusion du webdoc Geek Politics sur Apache.

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Exemples de projets numériques contributifs à portée démocratique:

Telecomix

Quand Internet a été coupé en Egypte, qui a permis de rétablir des connexions avec de bons vieux modems 56,6k? Qui a diffusé en Syrie des informations pour contourner la censure du net et mis en palce des communications avec des citoyens syriens? Qui a contribué à dénoncer le fait que des entreprises françaises (Amesys) ou américaines (Bluecoat) aient vendu des systèmes de surveillance du réseau en Libye et en Syrie?

Une seule réponse à ces trois questions: Telecomix, une "désorganisation" de hackers, qui est également une idée, celle de la communication libre. Ils sont bénévoles, viennent de partout et fonctionne selon la do-ocratie : "T’as envie de faire un truc? N’attends pas, fais-le et des gens te rejoindront."

GlobaLeaks

Quoi, encore un nouveau WikiLeaks? Pas du tout. Initié en Italie, GlobaLeaks n’est pas un service de lancement d’alerte en tant que tel. GlobaLeaks est un projet qui vise à offrir un ensemble de logiciels libres, d’outils et de bonnes pratiques pour mettre en place sa propre plateforme de fuites. L’idée part d’un constat: il existe beaucoup de projets type Wikileaks mais aucun qui ne soit tout à fait libre.

En offrant un logiciel qui permet d’installer ce genre de plateforme, avec les garanties d’anonymat et de protection des données nécessaires, GlobaLeaks veut combler ce manque. Les publics cibles vont des médias internationaux aux petites entreprises, des agences publiques aux activismes de la transparence. Toujours à l’inverse de WikLeaks, GlobaLeaks n’a pas de visage médiatique mais uniquement des contributeurs anonymes et n’est en aucun cas impliqué dans le traitement des documents.

HackDemocracy

Les données ouvertes, la transparence, l’activisme numérique ou soutenu par le numérique, le whistleblowing, les médias citoyens. Pêle-mêle, voici le genre de sujets qu’on débat chaque mois aux rencontres HackDemocracy, organisée au BetaGroup Co-Working Space à Bruxelles ainsi qu’à San Francisco. Leur devise : "Des innovations pour plus de démocratie". Avec l’objectif de rassembler hackers et officiels dans des projets collaboratifs et d’alimenter une réflexion sur les limites et promesses des nouvelles technologies.

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