Derrière Internet, il n'y a pas que l'armée américaine: découvrez l'impact de la contre-culture U.S.

Quentin Noirfalisse
La couverture de "The (updated) Last Whole Earth Catalog". (Photo: Peter Rukavina/ Mai 2010/ Flickr-CC)
La couverture de "The (updated) Last Whole Earth Catalog". (Photo: Peter Rukavina/ Mai 2010/ Flickr-CC)

Il est clair que le principal élément de toute politique des États-Unis à l’égard de la Russie soviétique doit être de contenir avec patience, fermeté et vigilance ses tendances à l’expansion.

Mal comprise, de l’aveu même de Kennan, cette idée de "containment" influença la Doctrine Truman [offre américaine d'assistance militaire et financière pour les pays s'opposant aux pressions communistes, NDLR] et devint l’une des pierres angulaires de la politique des États-Unis envers l’URSS tout au long de la Guerre Froide.

Investir dans l’éducation au XXIe siècle

Le rapport conseille aux États-Unis de cesser de concevoir leur rapport au monde sous l’angle de la défense et d’investir dans l’éducation et la formation des jeunes Américains

8 Avril 2011. En pleine bagarre budgétaire au Congrès américain, le Pentagone sort discrètement un rapport, le "National Strategic Narrative", pondu par M. Y, en clin d’œil au texte de George Kennan. Derrière les lettres M. Y se profilent deux membres du Comité des chefs d’États-majors interarmées: le capitaine Wayne Porter et le Colonel Mark "Puck" Mykleby.

Tout en rappelant qu’il ne reflète que le point de vue de ses deux auteurs ou celui du Pentagone (qui a néanmoins autorisé sa diffusion), ce document tente de jeter les bases d’une nouvelle stratégie américaine pour le 21e siècle. Porter et Mykleby conseillent aux États-Unis de cesser de concevoir leur rapport au monde sous l’angle de la défense et d’investir davantage "d’énergie, de talent et de dollars dans l’éducation et la formation des jeunes Américains" que dans les dépenses militaires.

Ainsi, le "National Strategic Narrative" explique qu’il est temps de passer, outre-Atlantique, d’une stratégie de containment (qui a prévalu "pour les Soviétiques, puis pour les terroristes ou la Chine") vers un nouveau concept: le sustainment (durabilité). En clair: les États-Unis devraient mettre l’accent sur "l’influence" politique plutôt que sur le "contrôle" et se focaliser sur leur prospérité interne tout en regagnant "leur crédibilité" sur la scène internationale. En évitant, suggèrent Porter et Mykleby, de se mettre des communautés entières à dos en abusant du label "terroriste".

Une toile d'araignée perlée d'eau, Canada. (Photo: Éric Senterre/ Septembre 2009/ Flickr-CC)
Une toile d'araignée perlée d'eau, Canada. (Photo: Éric Senterre/ Septembre 2009/ Flickr-CC)

L’un des paragraphes les plus intéressants de ce rapport est dédié à Internet et à sa reconnaissance comme facteur essentiel de ce "monde en changement perpétuel" décortiqué par les deux Monsieur Y. En une poignée de phrases, il résume la perception de la toile que peuvent développer des stratèges américains:

L’avènement de l’Internet et du world wide web, qui ont inauguré l’ère de l’information et vivement accéléré la mondialisation, a engendré des effets secondaires dont les conséquences doivent encore être identifiées ou comprises. Parmi ces effets, on constate: l’échange anonyme et quasi-instantané des idées et des idéologies, le partage et la manipulation de technologies sophistiquées et auparavant protégées, un « networking » social vaste et transparent qui a homogénéisé les cultures, les castes et les classes, la création de mondes virtuels complexes [...] .  Le world wide web a aussi facilité la diffusion de propagandes et d’extrémismes haineux et manipulateurs, le vol de la propriété intellectuelle et d’informations sensibles, [...] et suscité la perspective dangereuse et dévastatrice d’une cyberguerre [...] . Que cette révolution pour la communication et l’accès à l’information soit vue comme la démocratisation des idées ou comme le catalyseur technologique d’une apocalypse, rien n’a eu autant d’impact sur nos vie depuis cent ans. Nos perceptions de nous-mêmes, de la société, de la religion et de la vie ont été mises au défi.

Propagande, apocalypse, cyberguerre: la vision est volontiers anxiogène. Elle n’en est pas moins logique pour le prisme militaire américain et réaffirme quelque chose qui, pour beaucoup, sonne comme une évidence: en une vingtaine d’années, Internet s’est installé comme un pilier essentiel du monde occidental. "Internet est notre société, notre société est Internet", établit un manifeste de blogueurs et journalistes allemands publié en 2009, précisant que Wikipédia et Youtube font autant partie du quotidien que la télévision.

Le grand bouleversement

Le sociologue français Dominique Cardon réfute l'idée répandue qui veut que l’armée américaine soit seule à l’origine d’Internet

Dès 1981, Dean Gengle, pionnier du net au bord de l’oubli (713 résultats Google, pas de page Wiki) et membre éminent de CommuniTree, l’une des premières "communautés virtuelles" à tendance hippie proposait la création d’un Electronic Bill of Rights (Déclaration des droits électroniques).

Envoyer et écrire des mails, tenir des "réunions électroniques", mener des transactions financières, accéder à des bibliothèques d’information, arranger ses voyages,"bouleverser, en général, la manière dont nous faisons les choses": pour Gengle, la révolution de la communication impliquait l’intensification de ces usages. Son "Bill of Rights", réclamant en particulier le respect de la vie privée dans la sphère électronique, n’aboutira pas. La suggestion d’Al Gore, en 1998, de poursuivre une initiative similaire non plus.

Les cieux de ce nouveau cosmos électronique nécessitaient ainsi d’être protégés et les droits de l’homme devaient y être garantis comme dans l’univers tangible. De nombreux textes, manifestes, codes de principes ont également rappelé ces trois dernières décennies, que l’Internet appartient au public (par exemple, le Bill of Rights on Cyberspace du journaliste américain Jeff Jarvis). Mieux: Internet n’est pas un simple média, mais bien un lieu public.

La couverture de "The (updated) Last Whole Earth Catalog". (Photo: Peter Rukavina/ Mai 2010/ Flickr-CC)
La couverture de "The (updated) Last Whole Earth Catalog". (Photo: Peter Rukavina/ Mai 2010/ Flickr-CC)

Dans "La démocratie Internet", le sociologue français Dominique Cardon réfute une idée répandue qui voudrait que l’armée américaine, plongée dans sa Guerre Froide, soit seule à l’origine d’Internet.

Cette dernière aurait effectivement contribué à son développement initial, en finançant l’équipe de recherche qui "a conçu les premiers protocoles de transmission du réseau ARPANET", l’ancêtre d’Internet. Mais le net et, surtout, la philosophie qui le sous-tend, explique Cardon, seraient avant tout issue du mariage entre le tourbillon de la "contre-culture américaine" des années 60 et du "monde de la recherche". Pas étonnant que Timothy Leary, apôtre du psychédélisme, se soit exclamé que "le PC était le LSD des années 90!".

L’une des plus vieilles communautés virtuelles encore en activité, the WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), sorte de proto-MySpace engendré "bien avant que l’Internet public ne soit lâché", a été fondée en 1985 par Stewart Brand. Brand, plus connu pour avoir édité un monument de la contre-culture, le Whole Earth Catalog, demeure l’un des derniers vestiges de l’âge d’or de l’acide.

Un maigrelet aux cheveux blonds qui portait un disque étincelant sur le front, arborant pour tout vêtement un collier de perles et un survêtement blanc de garçon boucher parsemé de médailles du Roi de Suède, comme le décrit Tom Wolfe en 1968 dans "The Electric Kool-Aid Acid Test". Son dernier trip, selon ses souvenirs pas si brumeux qu’il n’y paraît, il se le serait pris en 1969, tiens donc, aux côtés des hippies du Hog Farm et de Ken Kesey, l’auteur de "Vol au dessus d’un nid de coucou".

Ovni éditorial, bible hippie

Steve Jobs, le maître de la pomme himself, a salué le Whole Earth Magazine comme un embryon de Google 35 ans avant Google

Le "Whole Earth Catalog" cumulait le statut d’ovni éditorial et de bible hippie. On y parlait autant, rappelle l’universitaire Fred Turner dans "De la contreculture à la cyberculture", de flûtes en bambou, de construction de dômes futuristes pour habitat autonome que de musique générée par ordinateur. L’édition de mars 69 appelait Nixon à faire de la planète terre un parc national protégé. Imbibée des théories cybernétiques, la chair éditoriale du "Whole Earth" résidait dans une croyance aux antipodes d’Orwell: la technologie, loin d’être oppressive, pouvait se révéler libératrice. Et selon Fred Turner, ce serait le "Whole Earth" qui aurait "créé les conditions culturelles grâce auxquelles les micro-ordinateurs et les réseaux informatiques auraient été perçus comme les instruments [de cette] libération".

Steve Jobs, le maître de la pomme himself, a salué le "Whole Earth Magazine" comme un embryon de "Google 35 ans avant Google". Tout en dédiant de nombreuses pages à des programmes informatiques "révolutionnaires", Stewart Brand organise en 1984 la première conférence de hackers. Ce "Woodstock de l’élite informatique", tenu dans une vieille base militaire de la baie de San Francisco, aurait été inspiré par la sortie, la même semaine, du livre de Stephen Levy "Hackers – Les héros de la révolution informatique".

Avec cet ouvrage, Levy tentait de décoder et d’établir les grandes lignes de l’éthique de ces géniaux programmeurs dopés aux lignes de code qui accouchèrent de l’ordinateur personnel. Vingt-cinq ans plus tard, il revenait dans Wired sur les principes esquissés dans son livre : 

Certaines des notions [de cette éthique] sont aujourd’hui à se cogner le front d’évidence mais étaient loin d’être acceptées à l’époque – comme l’idée que ‘Vous pouvez créer de l’art et de la beauté sur un ordinateur’. Un autre axiome identifiait les ordinateurs comme des instruments de l’insurrection, conférant du pouvoir à chaque individu doté d’une souris et de la jugeote suffisante – se méfier de l’autorité, promouvoir la décentralisation. Mais le précepte qui me semblait le plus central à la culture hacker s’avéra aussi être le plus controversé: toute l’information doit être gratuite.

Cette sentence est dérivée de la bouche visionnaire de Stewart Brand

[5]

, qui résuma un des principaux antagonismes de la cyberculture :

D’un côté l’information veut être onéreuse, parce qu’elle est tellement précieuse. Une bonne information au bon endroit change votre vie. D’une autre côté, l’information veut être gratuite [free] , parce que le coût de sa publication diminue sans cesse. Ces deux idées se combattent l’une l’autre.

Les mots de Brand ont été amplement commentés. Free voulait-il dire gratuit? Ou libre, comme dans logiciel libre, dont les codes sont ouverts à leurs utilisateurs? Les deux, sans doute.

La génération numérique

Internet n’est pas qu’un labyrinthe a priori anarchique, c’est aussi une fabrique de contre-pouvoir

Dès le début des années 80, cette opposition (information chère/information gratuite) s’était déjà matérialisée. Certains hackers partirent du côté des logiciels commerciaux, protégés contre la copie. D’autres, dont Richard Stallman, le père du mouvement du logiciel libre, choisirent la coopération plutôt que la compétition.

En 1993, le magazine technologique Wired fut fondé. Ouvertement libertarien, il est donc allergique à l’action de l’État (et à son autorité) tout en défendant bec et ongles les libertés individuelles, dont celle d’entreprendre et d’innover. Parmi les collaborateurs du premier numéro, six venaient du "Whole Earth Catalog", dont Stewart Brand. Selon Fred Turner, Wired estimait que cette "génération digitale [allait] ébranler les sociétés commerciales et les gouvernements", "démolir les hiérarchies" et installer à leur place "une société collaborative".

Le rêve ne s’est pas encore réalisé. Internet "est notre société". On y compte beaucoup. Dollars, euros, yuans. On y consomme allègrement. On y raconte parfois des mensonges qui se muent en réalités. On y voit agir une kyrielle de gouvernements, à coups de lois et de commissions. Sans compter les sociétés privées. Certaines, comme Facebook, créent presque un "Internet clos" dans l’Internet, tellement la plateforme est recroquevillée sur elle-même. Mais tout ne s’arrête pas là.

Internet n’est pas qu’un labyrinthe a priori anarchique, c’est aussi une fabrique de contre-pouvoir, "un laboratoire, à l’échelle planétaire, des alternatives à la démocratie représentative", écrit Dominique Cardon.

Sur la face la plus exposée du Net, on y voit des révoltes amplifiées, à l’international, par les médias sociaux mais aussi des révolutions soit-disant Twitter qui n’en sont pas vraiment (en Moldavie ou en Iran). On y suit les péripéties d’un hacker qui se serait surnommé, à 16 ou 17 ans, Mendax (le menteur, en latin), avant de devenir l’icône médiatique du whistleblowing. En 2008, Julian Assange estimait que son projet, WikiLeaks avait changé les résultats des élections kényanes de 10% après avoir fait fuiter des documents accablants sur la corruption du régime de Daniel Arap Moi.

Sur d’autres versants de la Toile, souvent moins exposés, les questions s’agglutinent. Comment garantir la vie privée, facteur clé de la démocratie, et les libertés civiles sur Internet? Quel sont les intentions de nos gouvernements face au réseau? Comment aborder la question du copyright? Comment utiliser cette "place publique" comme vecteur de transparence voire d’un changement social plus profond? Comment y garantir la liberté d’information?

Ces questions, des citoyens, fins explorateurs de la toile et souvent hackers, s’en sont emparées, agissant même au-delà des aspects liés au réseau. On les range, avec excès, dans la catégorie  activisme, "Alors que non: ce qu’ils font, c’est de la politique", estime Jean-Marc Manach, journaliste à OWNI et Internetactu.net, plongé dans le net depuis 1999.

Cet article a été initialement publié sur Geek Politics en mai 2011, en Creative Commons, sous le titre: "Du LSD aux lignes de code: genèse fragmentaire d'une cyberculture". Merci à son auteur Quentin Noirfalisse de nous avoir permis de le publier sur Apache, nous poursuivons ainsi la démarche entreprise après la diffusion du webdoc Geek Politics sur Apache.

 

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