Philippe Van Parijs: "La Wallonie et la Flandre pissent sur Bruxelles pour y marquer leur territoire"

Pierre Jassogne
Philippe Van Parijs dans sa bibliothèque, Bruxelles. (Photo: Pierre Jassogne, février 2013)
Philippe Van Parijs dans sa bibliothèque, Bruxelles. (Photo: Pierre Jassogne, février 2013)

C'est chez lui, à deux pas du Berlaymont, le siège de la Commission européenne à Bruxelles, que nous avons rencontré cet intellectuel écouté au nord comme au sud du pays. Et il n'y va pas par quatre chemins lorsqu'il évoque l'enseignement des langues dans les écoles francophones de Bruxelles, l'absence de décideurs politiques francophones spécialisés sur les questions bruxelloises, et d'autres choses encore.

Philippe Van Parijs dans sa bibliothèque, Bruxelles. (Photo: Pierre Jassogne, février 2013)
Philippe Van Parijs dans sa bibliothèque, Bruxelles. (Photo: Pierre Jassogne, février 2013)

Dans le livre et recueil de textes “Good morning Belgium”, vous consacrez un article à la région de Bruxelles-Capitale. Vous y évoquez un élément interpellant en matière d’apprentissage des langues. Selon vous, on n'a jamais autant que maintenant appris le néerlandais dans la capitale: il y a plus de jeunes Bruxellois ayant appris le néerlandais que de jeunes Bruxellois ayant appris le français. Un paradoxe, alors qu'on ne cesse de dire que Bruxelles est en train de se "déflamandiser"

"Pourtant, on ne devrait pas être étonné. Il y a deux tendances qui continuent à se dérouler : la première, c'est la perte relative de prestige du français au profit de l'anglais, la langue la mieux connue actuellement parmi les jeunes Flamands. Aujourd'hui, les francophones belges ne peuvent plus compter sur le fait qu'une majorité de personnes en Flandre parle le français, ni même penser que cela n'a aucun sens d'apprendre le néerlandais. La deuxième tendance, c'est que depuis 40 ans, le PIB par tête est considérablement plus élevé en Flandre qu'en Wallonie, d'où l'importance du néerlandais pour avoir un accès à l'emploi. Surtout à Bruxelles où se déplace pas mal d'emploi vers la périphérie.

Les gens ont pris conscience de ces deux tendances. A commencer par l'élite bruxelloise francophone qui essaie d'inculquer à ses enfants l'apprentissage du néerlandais. Il reste une difficulté à surmonter, notamment auprès des jeunes d'origine étrangère pour qu'ils cessent de considérer le mot “flamand” comme la pire insulte au monde. Ce mépris vis-à-vis du néerlandais est dramatique pour ces jeunes qui ont, en plus de cela, de grosses difficultés pour accéder à l'emploi."

Pourtant, on dirait que les politiques n'ont pas conscience du constat que vous tirez.

Le taux de chômage à Bruxelles? Cherchez du côté de l'inaptitude linguistique des jeunes qui vont dans l'enseignement francophone

"Non seulement les politiques n'en ont pas conscience, mais je trouve la négligence à l'égard de l'importance du néerlandais à Bruxelles de la part des responsables de l'enseignement en Communauté française totalement dramatique pour les jeunes Bruxellois. La preuve, c'est cette controverse en raison de l'introduction d'un test identique de langue en fin de 2e secondaire identiques aux Wallons et aux Bruxellois alors que ces derniers étudient le néerlandais deux ans avant eux.

Le drame là-dedans, c'est l'injustice à l'égard des jeunes Bruxellois à qui on ne va rien demander de plus que ce qu'on demande aux jeunes Wallons. Comme si l'importance d'apprendre le néerlandais n'était pas massivement plus grande et importante pour l'accès à l'emploi à Bruxelles que ça ne l'est à Philippeville, Seraing ou Bastogne. Personnellement, je trouve cela scandaleux à l'égard des jeunes Bruxellois dont on saccage l'avenir pour le confort des petits Wallons qui viendraient s'installer à Bruxelles."

Cela a-t-il un impact sur le futur des jeunes Bruxellois?

"Il ne faut pas chercher bien loin le coupable sur le haut taux de chômage à Bruxelles, c'est dû à l'inaptitude linguistique des jeunes qui vont dans l'enseignement francophone. Par exemple, dans l'enseignement professionnel à Bruxelles, il n'y a pas de cours de néerlandais. Ces jeunes se retrouvent sans emploi à la fin de leurs études, non pas parce qu'ils n'ont pas les compétences techniques, mais parce qu'ils ne connaissent pas un mot de néerlandais. On leur demande de baragouiner quelque chose en néerlandais, mais ils en sont incapables.

Non seulement, c'est de l'inconscience, mais il y a aussi une négligence coupable de la part des responsables de l'enseignement en Communauté française. Notre ministre liégeoise est peut-être loin des réalités bruxelloises, mais cela induit toute une série de cercles vicieux alors que c'est vraiment un problème à prendre à bras le corps qui implique des exigences et une gestion différentes de l'enseignement à Bruxelles qu'il ne l'est en Wallonie...”

Vous pensez qu'il y a une “wallonisation” de l'enseignement à Bruxelles? 

“L'enseignement bruxellois est entièrement dirigé par deux ministres liégeois, Marie-Dominique Simonet et Jean-Claude Marcourt. C'est la faculté de droit de l'ULg qui, non seulement a produit nos deux ministres de l'enseignement actuels, mais c'est cette même faculté de droit qui nous envoie à Bruxelles les deux futures têtes de liste des principaux partis francophones pour la présidence de la région, Laurette Onkelinx et Didier Reynders. Il ne faut pas y voir un grand complot de la faculté de droit de l'ULg (rires), mais bien une insuffisance de prise en compte des réalités bruxelloises.

Autre chose encore: l'enseignement en immersion. On en fait tout un foin, mais cela ne concerne qu'une petite partie des élèves. La Communauté française a publié récemment des chiffres de l'enseignement en immersion: en Wallonie, il y a environ 5 % des élèves en immersion, c'est pas si mal, et 11 % dans le Brabant wallon. Quid à Bruxelles? 1,2% ! Alors qu'à Bruxelles, c'est plus important qu'ailleurs! Cela manifeste une négligence grave, en partie motivée par la peur de la Wallonie de perdre Bruxelles, avec l'idée qu'il faut garder les Bruxellois aussi francophones que possible, même si cela les handicape sur le marché de l'emploi.”

Un homme seul, assis sur un quai d'une gare, Bruxelles. (Photo: Gilderic Photography/ Octobre 2009/ Flickr-CC)
Un homme seul, assis sur un quai d'une gare, Bruxelles. (Photo: Gilderic Photography/ Octobre 2009/ Flickr-CC)

Mais imaginons une seconde que Bruxelles soit une région totalement bilingue, pensez-vous qu'il y aurait autant de velléités des deux autres régions du pays par rapport au sort de la capitale?

“Je pense que Bruxelles doit devenir non pas une ville bilingue, mais une ville trilingue avec l'anglais en plus. Il faut donner un statut officiel à l'anglais car les institutions européennes et la société civile européenne fonctionneront toujours plus en anglais. Cela ne veut pas dire qu'il faudra traduire tous les noms de rue en anglais, mais qu'au niveau de la communication publique et de la place accordée à l'anglais dans l'enseignement, il faut évoluer de manière distincte à Bruxelles par rapport à la Wallonie ou la Flandre. On fera simplement des Bruxellois multilingues.

Plus largement, cette idée d'annexion n'aboutira jamais, d'un côté comme de l'autre. Ni l'inaptitude linguistique du néerlandais ne mènera à une annexion par la Wallonie, ni une meilleure connaissance du néerlandais n'aboutira à l'annexion de Bruxelles par la Flandre. Cela rendra les Bruxellois plus forts dans leur négociation et leur rapport avec les deux autres régions du pays.”

“Pisser sur Bruxelles pour y marquer son territoire”

Pour revenir à l'actualité récente, on voit que chaque communauté a son propre avis sur ce que doit être l'avenir de Bruxelles. Rien que dans l'actualité récente, Paul Magnette, le nouveau président du PS, se disait dans Le Soir partisan d'une “nation wallo-bruxelloise” tandis que Bart De Wever affirmait à peu près au même moment que son parti, la N-VA, n'entendait pas lâcher Bruxelles. Mais on n'a pas beaucoup entendu les politiques bruxellois réagir.

J'ai toujours pensé que la fédération Wallonie-Bruxelles était une façon pour la Wallonie de pisser sur Bruxelles pour délimiter son territoire

“Cette situation, c'est le fait d'avoir des partis communautaires. D'un côté, la majorité est en Wallonie, de l'autre, en Flandre. Donc cela pèse indiscutablement sur les rapports de force avec Bruxelles. Effectivement, le fait que personne dans les politiques bruxellois ne bronche, c'est parce qu'ils sont sous la coupe de ces partis communautaires. Une fédération Wallonie-Bruxelles, j'ai toujours pensé que c'était une façon pour la Wallonie de pisser sur Bruxelles pour délimiter son territoire, tout comme la Flandre pisse sur Bruxelles en y mettant sa capitale.

Cela marque un attachement à Bruxelles, mais aucune des deux régions ne voudra lâcher Bruxelles, tout comme Israël et la Palestine ne lâcheront Jérusalem. Mais ce qui est important, c'est qu'on n'évolue pas vers une cogestion de Bruxelles par les deux régions. On arrivera à de bonnes institutions à Bruxelles qu'à partir du moment où on aura compris que l'intérêt des Bruxellois, ce n'est pas de les rendre aussi francophones ou néerlandophones que possible dans l'espoir d'une annexion de part et d'autre...”

Mais est-ce que Bruxelles a encore le temps d'attendre? Certes, la région produit près de 20 % des richesses du pays, mais c'est aussi la région du pays où le taux de chômage est le plus important, surtout parmi les plus jeunes.

“C'est l'urgence des urgences. C'est pour cela que je plaide pour un plan Marnix pour Bruxelles – et pas un plan Marshall – qui nécessiterait peu d'investissements pour l'emploi, vu qu'il y a trop d'emploi à Bruxelles par rapport à sa population active. Mais il renforcerait l'apprentissage des langues pour que les Bruxellois puissent occuper des emplois pris actuellement par des jeunes du Brabant flamand, la portion la plus bilingue du pays, soit par des jeunes du Brabant wallon.

L'urgence, c'est celle-là: transformer les institutions et induire des collaborations plus efficaces entre régions avec une confiance mutuelle, sans rapport privilégié avec l'un d'entre-elles.” 

Au peuple d'agir

Justement, dans “Good morning Belgium”, vous plaidez pour un “confédéralisme territorial”. C'est la solution la plus réaliste.

Bruxelles gère l'emploi et la formation, mais elle est privée des compétences de l'enseignement. C'est une totale aberration!

Effectivement, on va se diriger vers une Belgique à quatre régions avec une évaporation graduelle des communautés. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne peut pas y avoir de contact ou de mobilité entre Bruxelles et la Wallonie, entre Bruxelles et la Flandre. Je parlerais plutôt de fédéralisme territorial, même si cela amuse certains de parler de confédéralisme.

Mais ce qui est important, c'est qu'il y ait des paquets de compétences plus cohérents. Aujourd'hui, Bruxelles gère l'emploi et la formation, mais qu'elle est privée des compétences de l'enseignement, c'est une totale aberration. On ne peut pas rendre responsable les politiques bruxellois de la situation économique de la région, sans leur donner en main la tâche de former les jeunes qui vivent à Bruxelles. D'où des paquets de compétences cohérents, tout en gardant au niveau central, les leviers principaux de la redistribution. Selon moi, c'est la solution la plus efficace, même si politiquement aujourd'hui, cela reste infaisable.

Je crois que cela ne peut venir que de la société civile, vu qu'il n'y a pas un climat de confiance entre les différents partis politiques.”

 

 

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