Les chiffres inconnus du suicide chez nos agriculteurs belges

Pierre Jassogne
(Foto: Celine181 / Flickr)
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"Bucolic saturday", une lignée d'arbres dans un champ, Bastogne. (Photo: Celine Colin/septembre 2012/flickr)

"J'ai déjà eu plusieurs personnes qui me disaient qu'ils avaient hésité de se pendre avant de nous téléphoner et de prendre contact avec nous. C'est un appel au secours"

C'est Brigitte Huet qui lance ces mots, elle est responsable du groupe de soutien de l'Union des agricultrices wallonnes (UAW). Plusieurs fois par mois, des agricultrices se rencontrent pour venir en aide à d'autres agriculteurs en difficulté financière, sociale ou psychologique.

"L'une des causes principales de suicide, c'est l'isolement. Quand les agriculteurs sont en difficulté, ils préfèrent le garder pour eux, ils s'enferment dans cette spirale jusqu'à ne plus savoir comment s'en sortir. Notre tâche, c'est de les accompagner comme on peut parce qu'on connaît le métier, ses difficultés et qu'on peut repérer immédiatement ce qui ne va pas dans la ferme. Ils peuvent plus facilement se confier à nous qu'à un psychologue dont ils se méfient."

Le suicide d'un agriculteur ne fait pas de bruit

Dans le groupe, plusieurs agricultrices ont été confrontées à des cas de suicide, que ce soit lors d'accompagnement d'agriculteurs en difficulté ou dans leur propre famille. C'est le cas de Françoise qui a perdu son mari il y a quelques années. (le prénom a été modifié)

"Mon mari allait mal depuis longtemps. Ce n'était pas à cause d'un problème financier, ou de difficultés dans le métier. C'était un problème personnel. Je l'aidais du mieux que je pouvais, mais je ne mettais pas forcément de mots dessus. Dans le milieu, quand on raconte une faiblesse, on se rend encore plus faible parce que la concurrence est très forte.

Mon mari m'avait pris beaucoup d'énergie. Je l'ai accompagné au mieux, mais je ne voulais pas que sa mort nous entraîne vers le bas, mes enfants et moi. Puis j'ai tenu à refaire ma vie et je n'ai pas voulu tenir compte de l'opinion des gens car on sent vraiment jugée comme si on était coupable. J'étais réduite à la femme du fermier qui s'est suicidé."

Quant à la problématique du suicide dans le monde agricole, Françoise l'avoue: c'est un sujet tabou en Belgique. Elle accompagne les fermiers en difficulté, et souvent, la thématique s'invite dans les conversations.

"Les angoisses sont très présentes. Je vois de plus en plus d'agriculteurs qui vont mal, qui évoquent qu'ils n'ont plus envie de vivre. Dans la spirale de la vie agricole, c'est difficile de rester humain. Au fil du temps, j'ai appris à relativiser, à m'interroger sur ce métier de fou où on en vient à préférer la mort. L'important, c'est de pouvoir apporter une bouffée d'oxygène à l'agriculteur en parlant du suicide avec lui. Trop souvent, on ne parle que de la précarité, mais on ignore tout du suicide comme si cela n'existait pas. Le suicide d'un agriculteur, cela ne fait pas de bruit alors on préfère ne pas en parler."

S'adapter ou mourir

Même s'il n'y a pas de statistique, la souffrance dans le milieu agricole est bel et bien une réalité. Autant le dire, l'agriculture en Belgique ne va pas bien. En 35 ans, 76 % des exploitations ont disparu. Selon les chiffres de la Fugea (Fédération Unie de Groupements d’Éleveurs et d'Agriculteurs), rien qu'en Wallonie ils étaient encore 43.658 agriculteurs en 1977, ils ne sont plus que 14.500 en 2012

"L'agriculture aujourd'hui, c'est s'adapter ou mourir" avoue Xavier Gernay, médecin-psychiatre à Lierneux, en province de Liège. Il travaille en milieu rural et est régulièrement confronté à des cas de dépression et de suicide dans le monde agricole.

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"Quand un agriculteur vient à ma consultation, c'est soit parce qu'il a déjà commis une tentative de suicide, soit parce que ses proches ont fini par le convaincre. Quand il arrive, il est déjà assez loin dans la dépression car il est épuisé à force de voir sa vie réduite à rien parce que son exploitation est en difficulté.

C'est une profession en mutation permanente: les règlements changent, le métier est soumis à une grosse pression car on travaille 24h/24, on ne sait jamais ce qu'on va gagner, ni comment on va pouvoir rembourser sa banque. C'est aussi un milieu où l'on exprime peu sa douleur, où l'on demande peu de l'aide, cela ne fait pas partie des habitudes."

Agricall, un soutien téléphonique pour les agriculteurs

Face à cette problématique du suicide dans le milieu agricole, plusieurs projets ont vu le jour en Wallonie comme en Flandre. C'est le cas d'Agricall dans le Sud du pays qui vient en aide aux agriculteurs en situation difficile via une permanence téléphonique. Pour Laurence Leruse, responsable de l'équipe d'intervention:

"La question du mal être revient régulièrement dans les entretiens qu'on a avec les agriculteurs. On s'est rendu compte que le niveau de stress chez les agriculteurs était trois fois plus élevé que chez des employés qui venaient de perdre leur emploi. 15 % des appels que nous recevons sont liés à des problèmes de stress, d'anxiété, de dépression ou de suicide. Mais dans le ¾ des appels, on aborde d'une façon ou d'une autre ces questions. Car dès qu'un agriculteur rencontre une difficulté qu'elle soit sociale, personnelle ou financière, c'est le signe d'un appel à l'aide."

Pour Laurence Leruse, il y a chez beaucoup d'agriculteurs le sentiment de ne plus avoir la maîtrise de leur exploitation.

"Pour un agriculteur, avoir des difficultés, c'est un constat d'échec. L'agriculteur pense qu'il ne sait pas gérer son exploitation alors qu'il n'arrive pas à être correctement rémunéré parce que le prix de ce qu'il produit ne couvre pas les coûts de production. On en arrive à un état d'épuisement professionnel où l'agriculteur se retrouve isolé devant ses difficultés."

Quant à la Flandre, si les chiffres du suicide sont en baisse pour l'ensemble de la population, c'est en province de Flandre Occidentale que son taux reste le plus important. Un chiffre notamment lié à la présence de nombreuses exploitations agricoles dans la région. Comme l'explique Chantal Van Audenhove, professeure à la KUL au sein du département de santé publique :

"Les agriculteurs sont un groupe à risque: ils sont confrontés à une très forte pression financière, ils ont énormément de travail, c'est une population plus vulnérable, une population isolée et vieillissante qui a accès à différents moyens pour se suicider. Sans compter qu'en Flandre, 23 % des agriculteurs sont célibataires ce qui fait qu'ils sont souvent seuls pour trouver des solutions à leurs problèmes."

Aux difficultés économiques, au manque de perspective d'avenir dans le secteur agricole, s'ajoute d'autres facteurs comme l'isolement et le célibat. D'ailleurs, d'après plusieurs enquêtes sur le sujet, le profil de l'agriculteur à risque est un homme âgé de 45 ans environ, célibataire ou divorcé, qui ne s'en sort dans son exploitation.

400 suicides d'agriculteurs en France

Si en Wallonie comme en Flandre, il n'y a pas de statistique pour mesurer l'ampleur du problème. Il n'en reste pas moins que la Belgique est l'un des pays d'Europe où le taux de suicide est l'un des plus élevé d'Europe avec près de 2.000 suicides par an dans l'ensemble de la population.

Les seuls chiffres à disposition sur le suicide dans le monde agricole viennent de France. En 2011, on comptait 400 suicides d'agriculteur par an pour un nombre total de 11.000 suicides dans l'ensemble de la population française. Un taux de suicide beaucoup plus élevé que dans n'importe quelle autre catégorie socio-professionnelle. "Si on le compare aux autres métiers, le risque est multiplié par deux et le phénomène semble s’accélérer", souligne Jean-Jacques Laplante, médecin et directeur de santé à la MSA (Mutualité sociale agricole) en Franche-Comté, une région à la pointe sur cette question.

"Il est difficile de parler de causes du suicide. Mais il existe des facteurs favorisant que l'on retrouve dans l'histoire des suicidés quand on interroge les "survivants" qui souffrent de ce trauma grave: le célibat masculin, le revenu faible, l'absence ou la détérioration des liens sociaux, l'épuisement, l'alcool, la dépression mal soignée parce qu'on ne se soigne pas facilement au plan psychique et qu'il est hors de question de dire qu'on est en difficulté quand on est agriculteur..."

Au vu du contexte actuel, ne serait-il pas relevant pour nos pouvoirs publics de se pencher réellement sur la question?

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